Discours de VICTOR HUGO,
15 janvier 1850, contre le projet de loi Falloux
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J'aborde immédiatement
la question dans sa réalité positive
actuelle. Je la prends où elle en est aujourd'hui,
au point relatif de maturité où les événements,
d'une part, et, d'autre part, la raison publique, l'ont
amenée.
A ce point de vue restreint,
mais pratique, de la situation actuelle, je veux, je
le déclare, la liberté de l'enseignement
; mais je veux la surveillance de l'État, et
comme je veux cette surveillance, effective, je veux
l'État laïque, purement laïque, exclusivement
laïque. L'honorable M. Guizot l'a dit avant moi
; en matière d'enseignement, l'État n'est
pas et ne peut être autre chose que laïque.
Je veux, dis-je la
liberté de l'enseignement sous la surveillance
de l'État, et je n'admets, pour personnifier
l'État dans cette surveillance si délicate
et si difficile qui exige le concours de toutes les
forces vives du pays, que des hommes appartenant sans
doute aux carrières les plus graves mais n'ayant
aucun intérêt, soit de conscience, soit
de politique, distinct de l'unité nationale.
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C'est vous dire que
je n'introduis, soit dans le conseil supérieur
de surveillance, soit dans les conseils secondaires,
ni évêques ni délégués
d'évêques. J'entends maintenir, quant à moi,
et au besoin faire plus profonde que jamais, cette
antique et salutaire séparation de l'Église
et de l'État, qui était la sagesse de
nos pères, et cela dans l'intérêt
de l'Église comme dans l'intérêt
de l'État.
Je viens de vous dire
ce que je voudrais Maintenant, voici ce que je ne veux
pas :Je ne veux pas de la loi qu'on vous apporte.
Pourquoi?
Messieurs, cette loi
est une arme. Une arme n'est rien par elle-même
; elle n'existe que par la main qui la saisit. Or,
quelle est la main qui se saisira de cette loi?
Là est toute
la question. Messieurs, c'est la main du parti clérical.
Messieurs, je redoute
cette main ; je veux briser l'arme, je repousse le
projet. Cela dit, j'entre dans la discussion.
J'aborde tout de suite,
et de front, une objection qu'on fait aux opposants
placés à mon point de vue, la seule objection
qui ait une apparence de gravité .On nous dit: "Vous
excluez le clergé du conseil de surveillance
de l'État, vous voulez donc proscrire l'enseignement
religieux?
Messieurs, je m'explique.
Jamais on ne se méprendra, par ma faute, ni
sur ce que je dis ni sur ce que je pense.
Loin que je veuille
proscrire l'enseignement religieux, entendez-vous bien?
Il est, selon moi, plus nécessaire aujourd'hui
que jamais. Plus l'homme grandit, plus il doit croire.
Plus il approche de Dieu, mieux il doit voir Dieu.
Je veux donc, je veux
sincèrement, fermement, ardemment, l'enseignement
religieux, mais je veux l'enseignement de l'Église
et non l'enseignement religieux d'un parti. Je le veux
sincère et non hypocrite. Je le veux ayant pour
but le ciel et non la terre; je ne veux pas qu'une
chaire envahisse l'autre ; je ne veux pas mêler
le prêtre au professeur. Ou, si je consens à ce
mélange, moi législateur, je le surveille,
j'ouvre sur les séminaires et sur les congrégations
enseignantes l'oeil de l'État, et, j'y insiste,
de l'État laïque, jaloux uniquement de
sa grandeur et de son unité.
Jusqu'au jour, que
j'appelle de tous mes voeux, où la liberté complète
d'enseignement pourra être proclamée,
et en commençant je vous ait dit à quelles
conditions, jusqu'à ce jour-là, je veux
l'enseignement de l'Église en dedans de l'Église
et non au dehors. Surtout je considère comme
une dérision de faire surveiller, au nom de
l'État, par le clergé l'enseignement
du clergé. En un mot, je veux, je le répète,
ce que voulaient nos. pères, l'Église
chez elle et l'État chez lui.
L'Assemblée
voit déjà clairement pourquoi je repousse
le projet de loi ; mais j'achève de m'expliquer.
Messieurs, comme je
vous l'indiquais tout à l'heure, ce projet est
quelque chose de plus, de pire, si vous voulez, qu'une
loi politique, c'est une loi stratégique. Je
m'adresse, non, certes, au vénérable évêque
de Langres, non à quelque personne que ce soit
dans cette enceinte, mais au parti qui a, sinon rédigé,
du moins inspiré le projet de loi, à ce
parti à la fois éteint et ardent, au
parti clérical. Je ne sais pas s'il est dans
le gouvernement, je ne sais pas s'il est dans l'assemblée;
mais je le sens un peu partout. Il a l'oreille fine,
il m'entendra. Je m'adresse donc au parti clérical
et je lui dis Cette loi est votre loi. Tenez, franchement,
je me défie de vous.
Instruire, c'est construire.
Je me défie de ce que vous construisez. Je ne
veux pas vous confier l'enseignement de la jeunesse,
l'âme des enfants, le développement des
intelligences neuves qui s'ouvrent à la vie,
l'esprit des générations nouvelles, c'està-dire
l'avenir de la France, parce que vous le confier ce
serait vous le livrer.
Il ne me suffit pas
que les générations nouvelles nous succèdent,
j'entends qu'elles nous continuent. Voilà pourquoi
je ne veux ni de votre main ni de votre souffle sur
elles. Je ne veux pas que ce qui a été fait
par nos pères soit défait par vous.
Votre loi est une loi
qui a un masque.
Elle dit une chose
et elle en ferait une autre. C'est une pensée
d'asservissement qui prend les allures de la liberté.
C'est une confiscation intitulée donation. Je
n'en veux pas.
C'est votre habitude.
Quand vous forgez une chaîne, vous dites : " Voici
une liberté ! " Quand vous faites une proscription,
vous criez : "Voilà une amnistie
Et vous voulez être
les maîtres de l'enseignement
Et il n'y a pas un
poète, pas un écrivain, pas un philosophe,
pas un penseur, que vous acceptiez ! Et tout ce qui
a été écrit, trouvé, rêvé,
déduit, illuminé, imaginé, inventé par
les génies, le trésor de la civili-
sation, l'héritage
séculaire des générations, le
patrimoine commun des intelligences, vous le rejetez!
Si le cerveau de l'humanité était là devant
vos yeux, à votre discrétion, ouvert
comme la page d'un livre, vous y ferez des ratures!
Convenez-en!
Et vous réclamez
la liberté d'enseigner ! Tenez, soyons sincères
; entendons-nous sur la liberté que vous réclamez
c'est la liberté de ne pas enseigner.
A qui en voulez-vous
donc ? Je vais vous le dire vous en voulez à la
raison humaine. Pourquoi? Parce qu'elle fait le jour.
Oui, vou!ez-vous que je vous dise ce qui vous importune
? C'est cette énorme quantité de lumière
libre que la France dégage depuis trois siècles,
lumière toute faite de raison, lumière
aujourd'hui plus éclatante que jamais, lumière
qui fait de la nation française la nation éclairante,
de telle sorte qu'on aperçoit la clarté de
la France sur la face de tous les peuples de !'univers.
Eh bien cette clarté de
la France, cette lumière libre, cette lumière
directe, cette lumière qui ne vient pas de Rome,
qui vient de Dieu, voilà ce que vous voulez éteindre,
voilà ce que nous voulons conserver!
Je repousse votre loi.
Je la repousse parce qu'elle confisque l'enseignement
primaire, parce qu'elle dégrade l'enseignement
secondaire, parce qu'elle abaisse le niveau de la science,
parce qu'elle diminue mon pays.
VICTOR HUGO
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