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Histoire

Commentaire de texte

l'instruction morale à l'école

La Dépêche (8 juin 1892)

Discours aux instituteurs de Toulouse

III - Jaurès et les instituteurs, éducateurs du peuple.

Dans son catalogue anthologie, hagiographie des grands socialistes de l'Education, Maurice Dommanget indique (p.426) qu'au-delà de ce contexte politique et religieux de guerre civile entre les deux France entre 1880 et 1905, il est clair aussi que cette morale laïque, catéchisme des architectes du citoyen en républicain, ne se réduit pas à un catalogue théorique de métaphysique. Morale appliquée, elle doit inspirer d'abord les actes d'un philosophe engagé dans la construction des fondements de l'Etat contre les congrégations.

Elu conseiller municipal de Toulouse, le 27 juillet 1890, Jaurès est désigné par ses collègues radicaux et socialistes pour remplir les fonctions d'adjoint au maire chargé de l'Instruction publique. C'est une particularité de toute première importance.

Au cours de ses deux années de responsabilités municipales, Jaurès est loin de négliger l'enseignement populaire. Il dissipe bien des malentendus. Il prononce à la distribution des prix des écoles laïques un discours qui est un chef-d'œuvre d'éloquence. Il s'affirme pour la substitution de l'enseignement gymnastique à l'organisation des bataillons scolaires et pour l'agrandissement de l'école primaire supérieure afin d'y développer l'enseignement professionnel. Mais c'est surtout à l'enseignement supérieur qu'il s'attache car, dans cette cité "en qui surabondent les dons de la nature et qui a déjà tant produit presque par la seule grâce de l'instinct", il s'agit d'organiser "un centre admirable de civilisation". Comme le dit le maire, il faut résoudre cette "question de l'université" qui passionne la ville et pour laquelle surtout on fait appel au dévouement, on attend beaucoup du professeur prestigieux, du républicain ardent qu'est Jaurès.

Avant d'entreprendre sa tâche, il avait pris soin de consulter les représentants de la classe ouvrière et notamment de la Bourse du travail, précisément l'une des bourses de France qui s'est occupée le plus de l'enseignement professionnel.

Pour Jaurès, le but de l'université c'est de rétablir l'unité, la vie de l'esprit qui permet d'élever la pensée. Sans cette plénitude intellectuelle qui embrasse l'universalité de la connaissance humaine et qui a  fait la grandeur du XVIIIème siècle, les encyclopédistes n'auraient pu rayonner sur le globe et préparer "les réformes du monde social". Et c'est parce que l'enseignement supérieur est indispensable à l'impulsion de l'enseignement primaire, donc à l'éveil "des millions d'hommes qui vivent dans un ciel sans étoiles", suivant l'image de Dante, que Jaurès s'en occupe tout spécialement.

Il estime que tout en maintenant Paris comme foyer  éclatant et universel de haute culture, il convient de créer ou reconstituer des centres intellectuels en province. Cette idée a été reprise bien souvent depuis et a donné lieu à des réalisations fécondes. Toutefois, l'université que Jaurès envisage déborde le cadre des facultés traditionnelles. Ainsi à Toulouse il a la fierté non seulement d'inaugurer le bâtiment neuf de la faculté de médecine et de donner un noble abri aux autres formes "de la pensée, de la science et du rêve", mais il encourage par des subventions toutes les institutions et sociétés culturelles de la ville, même l'Académie de législation où l'idée socialiste se trouve combattue.

"Quelles que soient les opinions de ceux qui cherchent, travaillent, peu importe, car tous ceux qui travaillent ainsi finissent par le faire pour la cause de la démocratie que je ne sépare pas de celle de la vérité."

C'est au cours d'une intervention au conseil municipal qu'il prononce ces paroles procédant d'une large conception du "progrès démocratique". Il les confirmera deux ans plus tard en écrivant dans La Dépêche de Toulouse :

"La science comprise dans son unité, donne à tous les esprits une même élévation qui est déjà un accord : il y a une amitié naturelle entre les cimes."

D'autre part, toujours préoccupé d'unitarisme, de vaste synthèse, Jaurès envisage encore l'université sous un autre angle. Tout en admettant la diversité des recherches et des méthodes, il entend obvier, dans la mesure du possible, à la spécialisation trop poussée qui a fait perdre de vue "l'unité supérieure de la science et de l'esprit humain". Au-dessus du savoir spécial qui fait le médecin, le juriste, le chimiste ou le sculpteur, il veut qu'on donne aux étudiants "le sentiment et le besoin de l'universel qui fait l'homme, c'est-à-dire, en France, le citoyen".

"Voilà pourquoi, dit-il le 20 mai 1891, dans les sculptures qui décorent le fronton de la faculté des sciences, dans les peintures qui ornent l'amphithéâtre de la faculté de médecine, nous saluons avec orgueil, non seulement l'œuvre excellente de nos artistes inspirés, mais le symbole et la promesse de fusion prochaine de toutes nos puissances intellectuelles et artistiques."

Pour Maurice Dommanget (Ibid. p. 427), poussant plus loin encore cette fusion, Jaurès, vingt ans plus tard, réclamera pour le haut enseignement militaire une place dans l'université. Ainsi disparaîtrait "le régime à la fois aristocratique et claustral des écoles spéciales militaires". Dès lors les étudiants militaires auraient "le même esprit critique, les mêmes curiosités indépendantes que les étudiants de hautes mathématiques, d'histoire et de philosophie". Non seulement l'université bénéficierait "du nouvel affluent de vie intellectuelle et morale" que lui apporteraient ces jeunes gens, mais ceux-ci recevraient de cette forte et vaste éducation "une magnifique impulsion de science et de liberté, l'habitude du mouvement dans les grands horizons".

Dans l'esprit de Jaurès, en s'élargissant, en se haussant, l'enseignement supérieur ne se libérera pas seulement de l'étroitesse de la spécialité ou de la technique, il se libérera de la tutelle des dogmes.

Si cette morale laïque de 1892 doit préparer l'instituteur à devenir un éducateur socialiste du peuple, elle est aussi inspirée par la très haute idée que Jaurès se fait de l'instituteur. Jaurès aime les instituteurs. Il prend toujours leur défense dans la presse, à la Chambre, dans les assemblées du parti. Il appuie leur activité corporative : pour élever son niveau, il s'occupe souvent du recrutement et de l'enseignement des écoles normales. Pour obtenir une meilleure sélection au concours d'entrée, il suggère qu'on porte de seize à dix-sept ans l'âge minimum pour l'inscription. Il demande un "enseignement plus élevé, plus libre, plus nourri d'idées générales" par la pénétration des professeurs de lycées. Poussant plus loin le souci de débarrasser l'enseignement primaire de cette sorte de "particularisme étroit qui pourrait le condamner à une longue médiocrité", il veut que les élèves-maîtres, quand c'est possible, et plus tard quand ils seront au régiment, grâce à une affectation dans les centres universitaires, puissent profiter de l'enseignement supérieur. C'est qu'il réclame des instituteurs, non pas comme jadis, qu'ils fabriquent des "machines à épeler", qu'ils se bornent à dresser les enfants du peuple "aux besognes de la vie, à la routine mécanique de l'existence". S'ils agissaient ainsi, ils seraient des maîtres incomplets, des "éducateurs subalternes". Il attend d'eux beaucoup plus. Ecoutons-le prononcer son admirable appel aux instituteurs et institutrices dans La Dépêche de Toulouse du 15 janvier 1888 :

"Vous tenez en vos mains l'intelligence et l'âme des enfants, vous êtes responsables de la patrie. Les enfants qui vous sont confiés n'auront pas seulement à écrire et à déchiffrer une lettre, à lire une enseigne au coin d'une rue, à faire une addition et une multiplication. Ils sont Français et ils doivent connaître la France, sa géographie et son histoire : son corps et son âme. Ils seront citoyens et ils doivent savoir ce qu'est une démocratie libre, quels droits leur confère, quels devoirs leur impose la souveraineté de la nation. Enfin, ils seront hommes, et il faut qu'ils aient une idée de l'homme, il faut qu'ils sachent quelle est la racine de toutes nos misères, l'égoïsme aux formes multiples ; quel est le principe de notre grandeur : la fierté unie à la tendresse. Il faut qu'ils puissent se représenter à grands traits l'espèce humaine domptant peu à peu les brutalités de la nature et les brutalités de l'instinct, et qu'ils démêlent les éléments principaux de cette œuvre extraordinaire qui s'appelle la civilisation. Il faut leur montrer la grandeur de la pensée : il faut leur enseigner le respect et le culte de l'âme en éveillant en eux le sentiment de l'infini qui est notre joie, et aussi notre force, car c'est par lui que nous triompherons du mal, de l'obscurité et de la mort."

Sans doute, tout cela peut paraître ambitieux et il est peut-être téméraire d'exiger tant de l'école quand on sait que la vie demeure avant tout la grande institutrice. Jaurès n'esquive pas ces objections. Mieux, il en reconnaît la force "quoi qu'il y ait encore dans notre société qu'on dit agitée, bien des épaisseurs dormantes où croupissent les esprits". Mais il estime que pour éviter le déchaînement passionnel, résultant souvent de "l'idée de justice tardivement éveillée", il convient d'offrir la justice aux cœurs tout neufs.

"Il faut, dit-il - et cette phrase le peint sur le plan éducatif - que toutes nos idées soient imprégnées d'enfance, c'est-à-dire de générosité pure et de sérénité."

Selon Maurice Dommanget (Ibid., p.431), pour donner une éducation aussi haute, Jaurès, qui est un réaliste quoi qu'on en ait dit, est loin de se dissimuler les difficultés de la tâche. Et en homme chez qui le paysan n'a point disparu, en homme qui a toujours eu une tendre affection pour la vie rurale, on sent bien qu'il pense avant tout à l'école de village. Il n'ignore pas que bon nombre de locaux sont "insuffisants et insalubres". Il sait que la fréquentation est défectueuse et que trop souvent les élèves "oublient l'été le peu qu'ils ont appris l'hiver". Il sait aussi que l'instituteur garde les écoliers trop peu d'années et qu'il doit compter avec l'hostilité cléricale, la "résistance des familles" et les mesquineries locales. Il regrette surtout - et il le répète sans cesse - que le maître soit victime d'un "excès de besogne accablant" qui le fatigue et l'énerve, alors que l'enfant doit être élevé "dans une douce égalité d'humeur et dans une lumière sereine".

Comment, malgré la complexité et la pesanteur de cette besogne, entretenir et développer la force morale et la culture indispensables à une œuvre d'une telle envergure ?

"Eh ! bien, pour que cela soit possible, pour que le maître puisse donner cette éducation élevée, pour qu'il ne se borne pas aux formules pédantesques, inertes et impuissantes, il faut qu'il puisse, tous les jours pour ainsi dire, renouveler l'esprit de son enseignement ; qu'il ait, lui aussi, le temps d'étudier, de lire, de méditer."

Dès lors il sera tout pénétré de ce qu'il enseigne et il se créera peu à peu à lui-même une "philosophie générale de l'histoire et de la vie" sans laquelle on ne peut forger des consciences.

"Il faut, par exemple, qu'il se soit fait en silence une idée claire du ciel, du mouvement des astres; il faut qu'il se soit émerveillé tout bas de l'esprit humain, qui trompé par les yeux, a pris tout d'abord le ciel pour une voûte solide et basse, puis a deviné l'infini de l'espace et a suivi dans cet infini la route précise des planètes et des soleils ; alors, et alors seulement, lorsque par la lecture solitaire et la méditation, il sera tout plein d'une grande idée et tout éclairé intérieurement, il communiquera sans peine aux enfants, à la première occasion, la lumière et l'émotion de son esprit."

Pour que l'instituteur ne verse pas dans "l'ornière du métier", pour qu'il se ressaisisse, pour qu'il maintienne la pensée à sa hauteur, Jaurès estime qu'il lui suffit d'une demi-heure par jour de recueillement ou d'étude et qu'il sera suffisamment payé de sa peine en sentant la vie de l'intelligence s'éveiller autour de lui. Cette élévation quotidienne à laquelle l'instituteur doit s'astreindre et qu'il doit se ménager coûte que coûte, fait penser à l'entretien matinal vivifiant de Félix Pécaud aux normaliennes de Fontenay-sur-Roses. Jaurès n'est pas loin de penser que ce minimum de loisir consacré à la culture doit être pris sur le temps perdu à se mêler aux "coteries locales" ou à ces "petites luttes" qui ne conviennent pas à l'éducateur. Il est sévère avec les maîtres qui ne donnent pas "l'exemple du respect de soi-même, de la dignité simple dans l'attitude et dans le langage" et aussi pour ceux qui ne cherchent dans la politique "qu'une vaine agitation ou une puérile action d'amour-propre".

D'autre part pour Jaurès, cette morale laïque de 1892 est aussi inséparable du rôle essentiel de l'instituteur comme éducateur de la classe ouvrière. Dès son premier discours parlementaire, Jaurès avait montré le souci du contact permanent de l'instituteur et des familles. Vingt ans plus tard, aux alentours de 1906, à l'époque des luttes héroïques de l'avant-garde primaire pour faire reconnaître par le pouvoir ombrageux ses syndicats naissants et leur admission dans les bourses du travail, Jaurès soutient avec force les avantages non plus cette fois d'un contact mais d'une collaboration  permanente. Et comme il s'agit des familles ouvrières, c'est pour lui une occasion exceptionnelle de poser en des pages frémissantes de passion socialiste le grand problème de la solidarité profonde entre le prolétariat et les instituteurs.

"Ils ont devant eux, sur les bancs de l'école, des enfants en qui s'éveillent aisément les nobles et naïves sympathies. L'instituteur les invite à se libérer de l'égoïsme et de la haine, à aimer leurs camarades, à aimer les hommes. Il les invite aussi à secouer ma routine, la paresse de l'esprit et de la volonté, à penser par eux-mêmes, à agir librement, selon les règles de raison et de justice vérifiées par leur propre conscience. Mais ces belles facultés de sympathie humaine, d'autonomie morale et d'initiation intellectuelle, quel emploi ces enfants, devenus hommes, en trouveront-ils dans la société capitaliste, quand ils seront appelés à remuer, outils passifs, la terre des vastes domaines dont quelque homme d'affaires dirigera seul l'exploitation ; quand ils seront engloutis dans ces mines, usines et chantiers, dans toutes ces vastes entreprises industrielles dont le Capital seul manœuvre les ressorts ? Il me semble qu'il y a, pour l'instituteur qui pense, un contraste poignant entre les forces d'humaine fraternité et de liberté agissante qu'il essaie d'éveiller dans les jeunes consciences, et la société de dureté, de combat, de haine, de passivité où elles seront engagées demain.

Quoi ! cette eau vive et limpide, qui court et se joue, qui s'anime à tous les souffles du vent, à toutes les rencontres de la lumière et du flot, qui réfléchit les images riantes des choses et la pure clarté, elle ira se perdre demain en de noirs abîmes de servitude stagnante, remuée seulement par des remous de colère ! Non ! c'est une contradiction intolérable, et à travers toutes ces consciences d'enfants l'éducateur du peuple ressent en sa conscience toutes les meurtrissures, toutes les iniquités, toutes les dégradations d'un système social de privilège, d'exploitation et de combat. Il aspire, lui aussi, comme l'élite du prolétariat dont il élève l'enfance, à une société de coopération, où le capital sera possédé par la nation et par les travailleurs groupés, où la fédération de producteurs égaux permettra à tous les droits de s'affirmer sans violence et sans haine, à toutes les intelligences, à toutes les énergies morales de coopérer, selon leur puissance propre, à la direction commune de l'effort humain.

A la lumière de cet idéal, la déclaration des droits de l'homme et du citoyen que les instituteurs ont mission d'enseigner et de commenter prend un sens plus plein et plus décisif.

La liberté, oui, mais non pas illusoire et superficielle, mais réalisée jusque dans le fond même et l'habitude de la vie, c'est-à-dire dans l'organisation du travail. L'égalité, oui, mais non pas nominale et dérisoire. La propriété, oui, mais pour tous, comme l'universelle garantie sociale de toutes les libertés individuelles."

Pour Jaurès, il est donc évident que les instituteurs ne peuvent vraiment faire oeuvre d'éducation, former ou préparer des hommes et des citoyens qui ne se préoccupent pas des conditions dans lesquelles l'humanité se meut dans le but où elle tend. Ils ne feront même une œuvre pleinement efficace que lorsqu'une philosophie politique et sociale règlera et animera leur effort d'éducation. Et, pour lui, cette philosophie est et ne peut être que le socialisme. C'est de plus un grand fait, de quelque façon qu'on le juge. Au demeurant, les maîtres, dans les agglomérations ouvrières, "reçoivent pour ainsi dire l'idéal socialiste des enfants qu'ils sont chargés d'enseigner".

"Il n'y a donc ni indiscrétion, ni inconvenance, ni abusive ingérence politicienne, à insister auprès des instituteurs pour qu'ils étudient en toute liberté et sincérité d'esprit le socialisme."

Ce n'est même pas assez dire : ils doivent y adhérer "sans esprit de parti, sans esprit de secte, sans se lier à telle ou telle formule d'organisation sociale", et par le canal de leurs syndicats, ils doivent rejoindre la classe ouvrière organisée. Par-là, ils résisteront mieux à l'arbitraire politicien et à l'arbitraire administratif, "à ce régime qui ne corrige l'arbitraire de la disgrâce que par l'arbitraire de la faveur et la vanité des avancements injustifiés par l'humilité des démarches dégradantes". En outre, ils pourront donner au peuple et aussi recevoir de lui une grande leçon.

"Vous rappellerez sans cesse à la classe ouvrière, dit Jaurès aux instituteurs de la Seine le 22 février 1906, que l'éducation est pour elle la force et la garantie nécessaire, que si elle a le droit de chercher un monde nouveau, mieux équilibré et plus juste, ce n'est pas seulement pour y trouver la garantie de ses nobles besoins matériels, c'est pour y trouver la satisfaction des nobles besoins de la pensée qui ne reçoivent à l'école primaire qu'un commencement de satisfaction et qui ne recevront une alimentation substantielle, continue, solide, que d'une société juste, dans la dignité, dans le travail et les larges loisirs qui permettent la culture de l'esprit".

Inversement, les instituteurs ne peuvent que gagner à la collaboration ouverte avec le syndicalisme ouvrier, et de la sorte se crée une "éducation mutuelle des instituteurs et du prolétariat".

"L'instituteur qui, tout seul dans son école, formule, endoctrine, régente les enfants, qui est aujourd'hui obligé par nos programmes de savoir bien des choses […] et qui ne peut les connaître que dans ces résumés qui suggèrent inévitablement à l'esprit l'illusion et l'orgueil d'une philosophie universelle, c'est une leçon nécessaire pour lui d'entrer en communication avec ce peuple du travail qui a infiniment moins de science livresque, qui a intérêt à recevoir de l'instituteur des lumières et des clartés, mais qui a de la vie réelle, de la vie sociale, de ses complications, de ses difficultés, de ses vicissitudes une science bien plus profonde et bien plus vraie que celle des maîtres."

Et Jaurès ramasse sa pensée à ce sujet en une formule remarquable :

"La science du livre est toujours glacée quand elle n'est pas complète, animée, échauffée par la science de la vie".

L'école publique, l'école laïque, c'est l'évidence même, ne peut que gagner de tels rapports, à condition d'être envisagés sous cet angle. Jaurès la définit :

"L'Ecole de la pensée vraiment libre, de la science, de la raison".

Avec quelle fierté il en parle aux instituteurs :

"Ce peuple, qui fut si longtemps dans les ténèbres de l'ignorance, ou par dédain ou par calcul, ou qui ne reçut que quelques rayons d'une pauvre lampe filtrant à travers les doigts du prêtre, il a maintenant dans toutes les communes, dans tous les quartiers, dans tous les hameaux, des maîtres laïques, des éducateurs républicains qui peuvent lui transmettre toute la lumière de la science, toute la pensée de la Révolution".

Aussi Jaurès rend hommage aux fondateurs de l'école laïque, à Jean Macé, à Ferdinand Buisson qui s'est retrouvé si souvent à ses côtés dans la bataille politique, à Jules Ferry avec lequel il a eu, lors de ses débuts parlementaires de fréquentes conversations mais dont il critiquait l'étroitesse au point de vue social. Toutefois, il faut bien le dire, il les dépasse par l'ampleur de sa conception de la laïcité exposée à maintes reprises et si magistralement de la plus haute tribune du pays, aux applaudissements des gauches républicaines et aux exclamations des hommes de droite, atterrés. Il faudrait pouvoir en donner ici de larges extraits et l'on doit déplorer que de si magnifiques discours ne soient pas réédités à l'heure où, suivant le mot même du grand orateur, l'école laïque incomplète mérite d'être développée et que l'école laïque en péril doit être sauvée.

Ses discours pénétrés à la fois de science, d'histoire, de philosophie sereine, de fougue juvénile et de douce ironie sont plus actuels que jamais car Jaurès caractérise littéralement tous les arguments dont l'Eglise se sert encore pour réfuter, si possible, les institutions laïques. Par exemple, quand elle demande à la raison d'abdiquer sous prétexte que la vérité totale ne sera jamais atteinte, et quand elle veut "nous paralyser, nous jeter dans la  nuit par désespoir de n'avoir pas la pleine clarté", Jaurès oppose la grandeur et la beauté de l'enseignement laïc dans ces lignes qui ont un relief saisissant :

"Ce qu'il faut sauvegarder avant tout, ce qui est le bien inestimable conquis par l'homme à travers tous les préjugés, toutes les souffrances et tous les combats, c'est cette idée qu'il n'y a pas de vérité sacrée, c'est-à-dire interdite à la pleine investigation de l'homme ; c'est ce qu'il y a de plus grand dans le monde, c'est la liberté souveraine de l'esprit, c'est qu'aucune puissance ou intérieure, ou extérieure, aucun pouvoir et aucun dogme, ne doit limiter le perpétuel effort et la perpétuelle recherche de la race humaine ; c'est  que l'humanité dans l'univers est une grande commission d'enquête dont aucune intervention gouvernementale, aucune intrigue céleste ou terrestre ne doit jamais restreindre ou fausser les opérations ; c'est que toute la vérité qui ne vient pas de nous est un mensonge ; c'est que jusque dans les adhésions que nous donnons, notre sens critique doit rester toujours en éveil et qu'une révolte secrète doit se mêler à toutes nos affirmations et à toutes nos pensées ; c'est que si l'idée même de Dieu prenait une forme palpable, si Dieu lui-même se dressait visible sur les multitudes, le premier devoir de l'homme serait de refuser l'obéissance et de le traiter comme l'égal avec lequel on discute, mais non comme le maître que l'on subit".

On voit qu'avant tout Jaurès veut donner aux enfants du peuple par l'exercice de la faculté de penser "le sentiment de la valeur de l'homme" et, par-là, leur inspirer "le goût de la liberté, sans laquelle l'homme n'est pas". Comme l'a fait remarquer Charles Rappoport, "on ne saurait trouver d'objet plus élevé pour l'enseignement populaire", surtout à une époque où la pratique de la vie capitaliste, le renouveau dogmatique et le robotisme issu des techniques perfectionnées abaissent la valeur et la dignité de l'homme.

Mais comment donner, à l'école, une éducation si haute ? C'est ici que Jaurès passe en revue les diverses matières de l'enseignement.

Entre toutes, il fait un sort à la lecture. Aux instituteurs, il donne ce judicieux conseil :

"Il faut que vous appreniez aux enfants à lire avec une faculté absolue, de telle sorte qu'ils ne puissent plus l'oublier de la vie et que, dans n'importe quel livre, leur œil ne s'arrête à aucun obstacle. Savoir lire vraiment sans hésitation, comme nous lisons vous et moi, c'est la clé de tout […] . Vous ne devez pas lâcher vos écoliers, vous ne devez pas, si je puis dire, les appliquer à autre chose tant qu'ils ne seront point par la lecture aisée en relation familière avec la pensée humaine. Qu'importent vraiment à côté de cela quelques fautes d'orthographe de plus ou de moins ou quelques erreurs de système métrique ? Ce sont des vétilles dont vos programmes, qui manquent absolument de proportion, font l'essentiel."

Et Jaurès poursuit, mettant le doigt sur l'une des plaies de l'enseignement à tous les degrés :

"J'en veux à ce certificat d'études primaires qui exagère encore ce vice secret des programmes. Quel système déplorable nous avons en France avec ces examens à tous les degrés qui suppriment l'initiative du maître et aussi la bonne foi de l'enseignement, en sacrifiant la réalité à l'apparence ! Mon inspection serait bientôt faite dans une école. Je ferais lire les écoliers et c'est là-dessus seulement que je jugerais le maître."

Il ajoute :

"Sachant bien lire, l'écolier, qui est très curieux, aurait bien vite, avec sept ou huit livres choisis, une idée, très générale, il est vrai, mais très haute, de l'histoire de l'espèce humaine, de la structure du monde, de l'histoire propre de la terre dans le monde, du rôle propre de la France dans l'humanité. Le maître doit intervenir pour aider ce premier travail de l'esprit, il n'est pas nécessaire qu'il dise beaucoup, qu'il fasse de longues leçons : il suffit que tous les détails qu'il leur donnera concourent nettement à un tableau d'ensemble. De ce que l'on sait de l'homme primitif à l'homme d'aujourd'hui, quelle prodigieuse transformation ! et comme il est aisé à l'instituteur, en quelques traits, de faire sentir à l'enfant l'effort inouï de la pensée humaine !".

Avec la lecture qui instruit, qui fait penser et aussi qui émeut, qui élève, qui ennoblit, l'éducation morale doit être la grande préoccupation. Et comme l'âme enfantine est beaucoup moins sensible à de petits calculs d'intérêt"qu'aux raisons de sentiment et aux nobles émotions de la conscience", Jaurès donne avec précision des conseils aux maîtres qui réduisent trop souvent les prescriptions morales à n'être que des "recettes d'utilité". Et il est réconfortant de voir le grand penseur planant d'ordinaire sur les hauteurs redresser sur des pages prosaïques les erreurs les plus courantes d'une enseignement particulièrement délicat. Le beau nom d' "instituteur de morale" qu'il attache aux sans-culottes de 1793 et à Babeuf, vient sous sa plume. Et ceci, on ne saurait trop le noter, à une époque où il ne s'est pas encore attelé à son Histoire de la Révolution française.

Il sait très bien, conformément à l'enseignement du marxisme, et il le montre notamment par son analyse de l'évolution de l'enseignement secondaire, que "l'état politique, social et moral" d'une classe détermine la nature, le succès, le déclin de telle ou telle forme d'enseignement. Mais, d'autre part, conformément à ses vues idéalistes le but qu'il donne à l'éducation en général, le rôle qu'il assigne à l'école laïque en régime capitaliste est pour lui suffisamment élevé pour être valable dans la société socialiste. En plus, dans celle-ci sera réparée l'injustice qui fait que tant de jeunes d'une "merveilleuse intelligence" sont privés de culture et "végètent dans une sorte de pénombre", au lieu de s'épanouir "comme des fleurs robustes en pleine clarté". C'est que, pour Jaurès, la propriété commune des moyens de production et d'échange se complète par la propriété commune de toute la science "même si en fait il n'y a que des éléments de cette science qui puissent être saisis par l'ensemble des citoyens". Ce "noble et vaste communisme du savoir" atteindra sa perfection le jour où, au lieu de la fortune, c'est "la puissance des facultés propres qui marquera le degré de savoir où chacun peut s'élever, l'étendue du champ de science qu'il peut occuper". Dès 1888, nous le voyons poser en principe qu'une démocratie libre "doit faire une élite humaine des multitudes elles-mêmes". Par cette formule qu'il affectionne, il rejoint Michelet s'écriant:

"Si tous les êtres et les plus humbles n'entrent pas dans la cité, je reste dehors".

Et il rappelle éloquemment qu'aux vues étroites de la Bourgeoisie décadente, s'oppose la "révolution matérialiste dans les intérêts" et la "révolution idéaliste dans les consciences" que réalisera la démocratie socialiste.

"Elle ne veut point abaisser les sommets d'où l'homme contemple l'immensité des choses. Elle veut débarrasser les innombrables esclaves qui gémissent dans la vallée obscure du fardeau servile qui pèse sur eux, pour que tous, une fois au moins avant de mourir, puissent gravir ce sommet et connaître l'émotion sublime de la vérité".

C'est là dira-t-il en 1913 - car il ne dissimule nullement "la difficulté des tâches et la lenteur des accomplissements" en ce domaine comme dans tous les autres - une "œuvre immense et profonde qui doit éduquer à la fois dans l'enfant : l'homme, le citoyen et le producteur". Il avait précisé, du reste, en 1904, que cette "éducation intellectuelle et morale d'un peuple tout entier" doit se faire "en dehors de la participation du pouvoir religieux".

Mais Jaurès, comme tous les grands réformateurs, sait très bien que l'école la plus idéale ne peut que donner "un commencement de satisfaction" aux nobles besoins de la pensée. C'est la vie, toute la vie se déployant, dans une vue plus juste et plus fraternelle, qui permettra la culture de l'esprit et celle des masses :

"Nous voulons assurer à tous les travailleurs manuels assez de bien-être et de loisir pour qu'ils puissent et veuillent vivre de la vie de l'esprit, s'initier aux grands résultats et aux grandes méthodes de la science.

Nous voulons que toute existence humaine allégée des misérables soucis mercantiles ou des terribles angoisses de la lutte pour la vie, soit une éducation continue, un incessant apprentissage du vrai."

IV - Les huit thèmes d'une morale néo-kantienne et républicaine.

La rupture idéaliste de l'éducation "contour donné à l'infini des âmes".

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